Le concept > Les sept questions-clés de la problématique

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S’agissant d’un concept neuf, non exploré en tant que tel par la doctrine, la “force normative” soulève bon nombre de questions. Les nombreux échanges informels entre les auteurs de ce livre ont permis d’en identifier sept principales auxquelles les contributions de ce livre vont chercher à apporter des éléments de réponse que la synthèse se devra de relier.

1) Force de la norme et / ou force sur la norme ? Quelle signification donner à l’expression “force normative”, au sens de quel est son objet, sur quoi porte-t-elle ?   Dans une acception première, qui est celle de la majorité des contributions, à en juger par les intitulés proposés, elle semble désigner la force de la norme elle-même. Mais dans une acception plus large, retenue par quelques contributeurs, la force normative pourrait être aussi la force exercée sur la norme, généralement déclinée au pluriel. Ce sont les forces qui créent, façonnent, influencent, infléchissent la norme[1], celles que Georges Ripert[2], dénommaient les “forces créatrices du droit”.

2) Force normative stricto ou largo sensu ? Quelle délimitation donner à un éventuel concept de “force normative”? Pourrait-on déduire de la question qui précède que le concept de force normative peut se comprendre largo sensu et inclure ces deux forces de et sur la norme ? Si oui, où résiderait alors son unité ?

Force normative juridique et force normative “méta-juridique”. Si la force normative n’est pas nécessairement juridique, comme la force des normes éthiques par exemple[3], peut-elle cependant exercer une influence sur le droit ? Y a-t-il une ou plusieurs spécificités de la force normative en droit ? Si oui, laquelle, lesquelles ? Plus largement encore, y aurait-il un intérêt à distinguer entre “force normative” et “normativité”?

Force normative et expressions juridiques voisines. Y a-t-il lieu de distinguer clairement la force normative des “forces créatrices du droit”, au sens donné à cette expression par G. Ripert, de forces en amont qui influencent l’existence et le contenu de la norme juridique ? Ces forces sociales ne sont-elles que créatrices ou bien continuent-elles à exercer un rôle sur la force de la norme ensuite ? Y aurait-il un intérêt à distinguer la force normative de la “valeur normative” ou de la “portée normative” ?

Y aurait-il lieu également de distinguer le pouvoir normatif, ou mieux normateur, celui de l’émetteur pour créer des normes, de la force de la norme elle-même ? Peut-on établir des liens entre ce pouvoir normateur (fort ou faible) et la force de la norme ? Observe-t-on des distorsions entre les deux ?

3) Facteurs, indicateurs et origine de la force normative ? D’où vient-elle ? Qu’est-ce qui la révèle ? D’un point de vue technique, nombre des juristes répondraient sûrement que la norme tire sa force de la compétence son auteur, de la légitimité de sa source et la nature de l’instrument qui la porte. Mais la loi elle-même n’est pas toujours dotée d’une force à la hauteur de ses origines[4]. De l’intention, de la volonté de l’auteur de la norme alors ? De la manière dont est rédigé, formulé le texte qui l’énonce ? Ou bien également de l’interprétation qu’en donne le juge[5]? De la réception qu’en font ses destinataires ? Du ressenti qu’ils ont de sa force ? Autrement dit, cette force normative est-elle uniquement ou principalement initiale ou bien peut-elle aussi s’acquérir ? Comment ? Par quels processus ? Qu’est-ce qui confère de la force à une norme ?

Et d’un point de vue fondamental et philosophique, qu’est-ce qui justifie et explique la force de la norme juridique ? Question immense du ou des fondement(s) de la force normative[6].

4) La force normative se réduit-elle à la force obligatoire ? De toute évidence, le droit a partie liée avec la force[7], que ce soit pour ses destinataires, pour les sujets de droit, pour les juristes ou encore les philosophes[8], les sociologues, etc.  Le terme “force” est d’ailleurs omniprésent dans le vocabulaire juridique : force obligatoire bien sûr, mais aussi force contraignante[9] , force exécutoire, force décisoire, force de chose jugée, force probante, force publique, etc. Autant de forces “techniques” bien familières aux juristes[10].

Mais il en est aussi d’autres, moins familières techniquement et néanmoins présentes et puissantes en droit : la force interprétative des circulaires ou des directives administratives[11], la force des directives européennes non encore transposées[12], la force effective de recommandations d’autorités administratives indépendantes[13],  la force symbolique[14]  des lois mémorielles, la force morale des positions de certaines autorités[15], la force de répétition des modèles-types, des formules[16] ou des guides[17], la force de l’habitude qui sous-tend les usages et plus largement les normes spontanées[18], la force dissuasive de la norme pénale[19], la force persuasive de certaines lignes directrices[20], la force optionnelle des normes facultatives[21]  la force d’inspiration des propositions, doctrinales[22] ou non[23], ou encore de simples voeux[24] ou des “droits à”[25]  et la liste pourrait sans nul doute s’allonger encore.

Ainsi des instruments de plus en plus nombreux (ou bien certaines dispositions d’instruments eux-mêmes obligatoires, comme les articles 1er de certaines lois[26]), sans être obligatoires juridiquement ab initio, sont parfois dotés d’effets susceptibles de se révéler a posteriori : de manière effective, ils modèlent les comportements des acteurs, ils inspirent l’interprétation des juges, ils guident l’action des fonctionnaires, ils exercent une pression sur le législateur et orientent les choix normatifs... Ils constituent, à leur manière des instruments de référence, autrement dit des normes.

Leurs effets seraient-ils l’expression d’une autre force que la force obligatoire ? Une force qui se manifesterait sur le “terrain” et pourrait se jauger aux effets réellement produits par la norme ? La force, si elle n’était pas seulement inhérente au caractère obligatoire de l’instrument, pourrait-elle provenir de la réception de la norme par ses destinataires, de l’interprétation de la norme par le juge ? Existe-t-il des décalages possibles entre la force normative d’un instrument selon les juristes, et la perception normative qu’en ont ses destinataires ? La force est-elle une caractéristique conférée une fois pour toutes en raison de la noblesse de l’instrument (force obligatoire de la loi) ou peut-elle se conquérir ? Peut-elle se perdre (désuétude) ou au contraire s’acquérir ?

L’expression “force normative” est-elle plus large que celle de force obligatoire, au point de pouvoir embrasser ces autres types de forces ?

Sitôt entrouverte la porte de la force, des forces du droit et de ses normes, les questions affluent, des plus pointues sur un plan technique aux plus amples  sur le plan théorique. Notre recherche se propose de les éclairer au travers d’instruments traditionnels ou tout récents, dans toutes les disciplines juridiques : théorie du droit, histoire du droit, droit européen et international public[27] et privé[28], droit constitutionnel[29], droit administratif, droit de l’environnement[30], droit des obligations[31], droit des assurances[32], droit pénal[33], droit du travail[34], droit des affaires[35], droit de la propriété intellectuelle, droit des modes alternatifs de règlement des conflits[36], et même droit canonique[37].

5) Comment la force normative se manifeste-t-elle ? Si la force normative ne se réduit pas à la seule force obligatoire de la norme, quelles sont ses autres manifestations ? En quoi d’autres forces de la norme juridique, comme les forces incitative, dissuasive, morale, symbolique, sont-elles ou non normatives ? En quoi modèlent-elles ou ont-elles vocation à modeler les conduites ? Peut-on distinguer entre des forces latentes et des forces manifestées ? En quoi sont-elles ou non juridiques ?

6) La force normative est-elle susceptible de degrés ? Autrement dit est-elle un état, qui existe ou pas, ou bien une qualité, plus ou moins intense de la norme, susceptible de graduation ?

7)  Et si elle est susceptible de degrés, la force normative peut-elle être mesurée ?Tout comme il existe une échelle de mesure empirique de la force du vent, serait-il possible de mettre au point une échelle de mesure des degrés de la force normative, fondée sur l’observation des effets produits pas la norme ? Et si oui, quels éléments d’observation, quels critères pertinents faudrait-il retenir ? Alors que ceux de l’échelle de Beaufort, qui permettent de mesurer la force du vent, sont liés aux perceptions sensorielles[38], peut-on découvrir des critères aussi précis et fiables, voire plus objectifs, pour la force des normes juridiques ?

Enfin, pourrait-on faire nôtre en tant que juristes cette observation du scientifique Henri Poincaré, qui relativise l’importance de la définition de la force, au profit de celle de sa mesure : “Quand on dit que la force est la cause d’un mouvement, on fait de la métaphysique, et cette définition, si on devait s’en contenter, serait absolument stérile. Pour qu’une définition puisse servir à quelque chose, il faut qu’elle nous apprenne à mesurer la force ; cela suffit d’ailleurs, il n’est nullement nécessaire qu’elle nous apprenne ce que c’est que la force en soi, ni si elle est la cause ou l’effet du mouvement[39].

DES OBJECTIFS DU PROJET DE RECHERCHE

Tel le peintre[40] japonais Hokusai nous donnant, par ses 36 vues[41], à contempler le Mont Fuji chaque fois différent, dans sa forme et sa couleur, selon l’angle choisi et selon le temps du jour et la saison, différent et pourtant toujours le même, ce que l’on cherche ensemble, et selon le thème de contribution de chacun, c’est à donner à voir et à comprendre la force normative dans ses diverses qualités et intensités pour peut-être tenter d’en pressentir l’unité sous-jacente. C’est aussi à étudier la force normative dans ses différentes manifestations en droit, et la grande diversité des objets choisis par les contributeurs va en ce sens. C’est encore à identifier, décrire et différencier différents types de forces. C’est enfin à éclairer la dynamique des forces entre elles, leurs rapports, leur évolution, leur intensification ou au contraire leur affaiblissement. Donc à étudier la force normative en elle-même, en tentant d’en préciser le concept, et pourquoi pas, en commençant à en dégager la notion juridique avec des éléments de régime précis et opératoires.

Il ne s’agit là que de questions ouvertes, nécessairement incomplètes, à explorer chacun et ensemble. Formons le voeu que cette exploration personnelle et cette aventure collective autour de la force normative apporte à chacun de nous, pour ses propres recherches, ainsi qu’à l’ensemble des contributeurs et à la communauté des juristes, des découvertes qui serviront notre compréhension du droit et son évolution. 

Catherine Thibierge

1er mars 2009



[1] V. par ex., sur la question de “la force normative des groupes d’intérêt”, M. MEKKI.

[2] G. RIPERT, Les forces créatrices du droit, LGDJ 1955, p.80 n°28, qui les définit comme “toutes les forces sociales qui entrent en lutte pour (la) création” de la règle de droit.

[3] V. par ex., A. CHEYNET de BEAUPRE et F. DREIFUSS-NETTER, contrib. préc.

[4] F. BRUNET, contrib. préc.

[5] Sur le juge et la force normative, v. les préfaces de MM. CANIVET et COSTA, ainsi que la contribution de V. SIZAIRE, “La force normative de la loi à l'épreuve de l'affaiblissement de l'autorité juridictionnelle du pouvoir judiciaire”.

[6] Sur  cette question, v. E. NICOLAS et C. SINTEZ,  contrib. préc. Eg. pour la norme pénale,  G. BEAUSSONIE, “Prolégomènes à l'étude de la force normative de la loi en droit pénal contemporain”.

[7] Sur les liens entre force et droit, Dictionnaire de la culture juridique, Force, F-X. TESTU et G. LARDEUX,  préc.

[8]  Force de loi, J. DERRIDA, Galilée, 1994 ; La force du droit, Panorama des débats contemporains, P. BOURETZ (dir.), Esprit, Paris, 1991.

[9] Pour une déconstruction de la contrainte, v. le libre avant-propos de P. AMSELEK, “Autopsie de la contrainte associée aux normes juridiques”.

[10] Mais, bien que familières, elles peuvent encore nous interroger : la force obligatoire s’identifie-elle à la force contraignante ? Et la force contraignante à la force coercitive ?  La force obligatoire est-elle toujours assortie de force contraignante ?  V. sur la première de ces questions, C. GROULIER, “La distinction de la force contraignante et de la force obligatoire des normes juridiques. Pour une approche duale de la force normative”.

[11] Sur cette question, P. SERRAND, contrib. préc.

[12] Sur cette question, R. BOFFA, contrib. préc.

[13] Celles de la Haute Autorité de santé, P. LOISEAU, contrib. préc., ou celles de la Halde, A. ZARCA, contrib. préc.

[14] “De la force symbolique du droit”, P. NOREAU.

[15] Comme le Conseil consultatif national d’Ethique. V. A. CHEYNET de BEAUPRE et F. DREIFUS-NETTER, contrib. préc. ; M. MHAMDI, contrib. préc.

[16] V. pour “la force normative de la formule notariale en droit”, V. CHERITAT.

[17] Guide de bonnes pratiques, P-Y. CHARPENTIER, ou guide d’aide aux justiciables, A. DEZALLAI .

[18] P. DEUMIER, Le droit spontané, Economica, 2002.

[19] V. sur cette question, voir les contributions d’A. GATTINO, “La force dissuasive des sanctions de la contrefaçon de marque”, et de J. LEROY, “La force dissuasive de la norme pénale de fond”.

[20] Sur “la force normative des communications et lignes directrices en droit européen de la concurrence”, C. VINCENT.

[21] P. DEUMIER, “La force normative optionnelle”.

[22] Sur la force normative du rapport Catala, C. SINTEZ.

[23] Sur “La force normative des propositions de la commission départementale de la coopération intercommunale”, F. EDDAZI.

[24] Sur “La force normative des voeux des conseils municipaux”, S. DUROY .

[25] E. JAULNEAU, “La force normative des « droits à »: le prisme du droit au logement opposable”.

[26] Sur “La force normative de la loi d’après la jurisprudence du Conseil constitutionnel”, F. BRUNET.

[27] “D’un degré de la force normative : la force impérative en droit international public”, H. PICOT.

[28] “Les lois de police en droit international privé : une force super-impérative”, A. AUDOLANT.

[29] F. BRUNET, contrib. préc.

[30] “La force normative des principes environnementaux, entre droit de l’environnement et théorie générale du droit”, M. BOUTONNET; “La force normative d’un avant-projet et la force normative de son émetteur : unité ou dissociation ? L'exemple de l'avant-projet de Convention sur la diversité biologique  présenté par l'UICN”, A. POMADE.

[31] “La force normative des principes de droit européen du droit de la responsabilité civile”, L. NEYRET.

[32] “La force normative de l’article 1964 du code civil”, M. ROBINEAU.

[33] V. les contributions de G. BEAUSSONIE, A. GATTINO et J. LEROY.

[34] “La force normative des instruments adoptés dans le cadre de la responsabilité sociale de l’entreprise”, E. MAZUYER ; “La force normative de l’Accord nationale interprofessionnel du 11 janvier 2008 sur la modernisation du marché du travail”, N. MOIZARD.

[35] “La force d’attraction économique du droit”, C. CHARLOTTON ; “Force normative : expérience cyclotronique sur des statuts-types de société”, T. MASSART;  “La force normative des communications et lignes directrices en droit européen de la concurrence”, C. VINCENT.

[36] “Les forces de la médiation. Variations libres”, N. DION ; “Force normative et exécution de la sentence arbitrale”, G. LE BRETON.

[37] “Libres propos sur la force normative de la loi canonique”, S. LEBRETON-DERRIEN.

[38] Perceptions visuelles (ex : à force 0, la mer est comme un miroir et la fumée monte verticalement) ; perceptions tactiles (ex : à force 2, on sent le vent sur la figure) ou perceptions auditives (ex : à force 6, on entend siffler le vent).

[39] H. POINCARÉ, La Science et l’Hypothèse, éd. Flammarion, p.120.

[40] Ou tel le philosophe cherchant à démultiplier les perspectives. “La tâche : voir les choses telles qu’elles sont ! Le moyen : les contempler par des centaines d’yeux à travers de nombreuses personnes !” F. NIETZSCHE, Oeuvres posthumes, p.68 § 113.

[41] Devenues 46, à la demande de son éditeur compte tenu du succès des premières ; puis cent vues du Mont Fuji, publiées en deux volumes, en 1834 et 1835. Rapp. G. PIGNARRE, Forces subversives et forces créatrices en droit des obligations, Dalloz 2005, n°1 p.2, qui à propos de la force, écrit : “(...) pour mieux la connaître peut-être n’est-il pas de meilleur moyen que de multiplier non pas les théories mais les points de vue”. A la différence du présent ouvrage, principalement centré sur la force de la norme, celui dirigé par Geneviève Pignarre traite des  forces au pluriel, celles qui agissent en  amont de la norme et du droit et s’exercent sur eux.

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