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Les 57 auteurs / Extraits de préfaces et postfaces / Extraits de l'introduction

Résumés des contribution en français / Résumés des contributions en anglais

 

Qu’est-ce qui fait la force des normes en droit ?  Est-ce toujours la sanction, la contrainte, leur caractère obligatoire ? Comment expliquer alors l’indéniable force des normes qui en sont pourtant dépourvues, la force des articles premiers de lois, des directives non transposées, des recommandations d’autorités de régulation, des lignes directrices, des directives administratives, d’avant-projets de réforme du droit des obligations, de rapports, comme le rapport Dintilhac, et autres instruments déclaratoires ?
 

Et parmi les normes obligatoires et sanctionnées, est-il possible de discerner divers degrés, voire diverses natures de force, sans plus confondre force obligatoire et force contraignante ? Peut-on concevoir la force des normes en droit en un spectre qui exprime ses multiples couleurs et variations, de l’impératif à l’incitatif, de l’obligatoire à l’inspiratoire ?
 

C’est à ces questions essentielles pour le juriste, qu’il soit universitaire ou praticien, que le livre « La force normative, naissance d'un concept » apporte le kaléidoscope des réponses de cinquante-sept chercheurs, de toutes spécialités et sensibilités.

 
De cette recherche, à la fois solitaire et solidaire, autour d’un sujet qui intéresse tous les juristes et n’a pourtant jamais été exploré en tant que tel, il ressort un concept de force normative aussi central que celui de “source du droit”. Un concept qui fournit un véritable outil de diagnostic de la force des normes juridiques et s’inscrit dans une théorie ouverte du droit, en reflet de la complexité du droit contemporain et de ses interactions avec la réalité sociale. Un concept qui témoigne qu’il n’est de droit que vivant et en mouvement.

 

 

Les 57 auteurs

 

Préfaciers et postfaciers : Paul Amselek, André-Jean Arnaud, Guy Canivet, Jean-Paul Costa, Mireille Delmas-Marty, Denis Mazeaud et François Terré.

Contributeurs : Pierre Allorant, Auriane Audolant, Guillaume Beaussonie, Pierre Belda, Romain Boffa, Mathilde Boutonnet, François Brunet, Julien Cazala, Céline Charlotton, Pierre-Yves Charpentier, Sandrine Chassagnard-Pinet, Céline Chatelin-Ertur, Véronique Chéritat, Aline Cheynet de Beaupré, Pascale Deumier, Amanda Dezallai, Nathalie Dion, Isaak Dore, Frédérique Dreifuss-Netter, Stéphane Duroy, Fouad Eddazi, Pierre-Anne Forcadet, Emilie Gaillard-Sebileau, Alexandra Gattino, Benoît Géniaut, Cédric Groulier, Emmanuelle Jaulneau, Gwenhaël Le Breton, Sylvie Lebreton-Derrien, Jacques Leroy, Pauline Loiseau, Thibaut Massart, Stéphanie Mauclair, Emmanuelle Mazuyer, Mustapha Mekki, Matthieu Mhamdi, Nicolas Moizard, Laurent Neyret, Emeric Nicolas, Pierre Noreau,
Stéphane Onnée, Hélène Picot, Adélie Pomade, Matthieu Robineau, Pierre Serrand, Cyril Sintez, Vincent Sizaire, Catherine Vincent, Alexis Zarca.
 
Avec l'aimable participation de : Yann Aguila, Soraya Amrani-Mekki, François Babinet, Caroline Bardoul, Philippe Brun, Loïc Cadiet, Martin Collet, Denys de Béchillon, Martin Emane Meyo, Catherine Haguenau-Moizard, Nicolas Haupais, Vincent Hautereau, Patrice Hoang, Patrice Jourdain, Anne-Marie Leroyer, Corinne Leveleux, Marie Malaurie, Gilles Martin, Jean-Louis Sourioux et Hayat Tabohout.

Direction scientifique : Catherine Thibierge.

Sous l’égide du Centre de recherche juridique Pothier, de l’Université d’Orléans, dirigé par Olivera Boskovic.

 

 

Extraits de préfaces et postfaces
 

 

 
Mireille Delmas-Marty 
Professeur au Collège de France 


Extrait de: « Post-scriptum sur les forces imaginantes du droit » (p. 847 et s.)


La force normative serait-elle si menacée que l’on se hâte à son chevet ? Ou s’agit-il plutôt, comme le suggère l’Introduction de ce livre, d’en repérer les différentes significations dans un effort, non pour définir et délimiter donc exclure, mais pour ouvrir le débat en accueillant les questions qui aussitôt affluent, « des plus pointues sur un plan technique aux plus amples sur le plan théorique ». Au risque de remettre en cause quelques-unes des certitudes que l’on croyait acquises, comme l’assimilation de la force normative à la force obligatoire.

Or c’est précisément d’une telle remise en cause que nous avons besoin et ce n’est sans doute pas un hasard si cet ouvrage collectif intitulé
La force normative. Naissance d’un concept, grand ouvert sur diverses disciplines et diverses approches, prend place ici et maintenant. Ici, en France, pays de droit écrit, pays des grands codes unificateurs et stabilisateurs, où la pensée juridique a longtemps identifié le droit à l’État. Et maintenant, en ce début du XXIe siècle où l’on commence à percevoir les effets perturbateurs, pour l’ordre juridique national et international, de l’intégration des systèmes de droit dans des ensembles inter mais aussi supranationaux, voire transnationaux, à l’échelle européenne comme à l’échelle mondiale, et dans des domaines aussi variés que, par exemple, le commerce, l’environnement, la bioéthique ou la justice pénale. [...]

Tel est, à mes yeux, le rôle de ce livre, livre de réveil, ou plutôt d’éveil à ce que l’on pourrait nommer « le nouvel esprit juridique ». Grâce à la diversité des contributions, voire au fracas des controverses qu’elles pourront animer, ce concept de la force normative participerait en effet, selon Catherine Thibierge « d’un paradigme juridique en émergence ».
 
 
André-Jean Arnaud 
Directeur de recherche émérite du CNRS
Centre de théorie et analyse du droit
Université de Paris X-Nanterre


Extrait de: « La force normative, pierre angulaire d’une intelligence juridique » (p. 13 et s.)


Sur le thème annoncé par le titre, tout est dit dans ce livre, dès l’introduction, qui ouvre les espaces aux auteurs, puis dans ces centaines de pages où, d’un champ à l’autre, ces derniers surfent sur une notion dont ils démontrent, chacun dans son champ de spécialité, la profonde nouveauté. [...]

On ne peut que souligner la pertinence des hypothèses majeures présentées à juste titre comme justificatrices de l’introduction du concept de « force normative » pour une compréhension renouvelée du droit : le continuum qu’il assure entre genèse et devenir de la norme ; son inscription dans l’interdisciplinarité; le recours qu’il impose aux théories de la complexité.

Ce dernier point est fondamental. On avait, dans une perspective sociologique, présenté jadis le droit comme un champ de forces où se rencontrent des rationalités. Ce champ se trouve aujourd’hui démultiplié de par les transformations imposées par l’impact de la globalisation économique et financière sur les droits de facture traditionnelle. Et, probablement, la « force normative » prend-elle une bonne part de la spécificité de son sens dans un contexte intellectuel qui ne peut que renvoyer aux théories de la complexité, auxquelles trop de juristes demeuraient jusqu’ici insensibles. [...]

Autant dire que c’est toute la théorie du droit qui se trouve ainsi renouvelée. Le réseau l’emporte sur le
top-down entériné par nos traditions juridiques. Prendre en compte la « force normative », c’est autoriser un jeu qui tire sa complexité autant du va-et-vient entre « forces créatrices » et « forces réceptrices » du droit, que des chocs pratiques entre normes juridiques et celles qui émergent dans d’autres champs, de l’éthique au politique en passant par l’économique et le social. Les collègues anglo-saxons parlent d’entanglement, un terme familier aux théoriciens de la complexité. Nous sommes aux antipodes de la linéarité et de la simplicité du droit tel que la pensée juridique moderne nous l’avait légué.
 
  
 
Denis Mazeaud 
Professeur à l'Université de Paris II

Extrait de: « Le pari fou de Catherine » (p. 853 et s.)

[Ce] livre est le fruit unique en son genre d’un labeur commun, d’une aventure collective, d’une réflexion plurielle. Une oeuvre véritablement commune, qui résonne comme une injure à notre individualisme scientifique traditionnel, menée de bout en bout dans l’échange, la discussion, le débat, la
disputatio... [...] Catherine est folle parce qu’alors qu’aujourd’hui l’édition juridique privilégie le fast droit, les bouquins light, que la littérature juridique a désormais pour coeur de cible les étudiants, que les monographies sont denrée rare, faute de public et de clients potentiels, il fallait être animé par un certain esprit de déraison pour proposer à un éditeur raisonnable un livre collectif ayant pour thème... la force normative. [...] Catherine est folle parce qu’elle m’a demandé de contribuer à ce livre historique, dans la mesure où, j’en fais ici le pari, il constituera un événement fondateur dans la pensée juridique du XXIe siècle.

     
 

Extraits de l'introduction
 

Lorsqu’en juin 2008, est née l’idée d’un projet de recherche commun, personne, je crois, n’aurait pu imaginer qu’un an plus tard un ouvrage sur “la force normative” verrait le jour, réunissant près de 60 chercheurs de diverses universités, “grands noms” du droit et tout “jeunes” pleins de promesses, philosophes et praticiens, spécialistes et généralistes, auteurs français et étrangers. Bien plus que d’un ouvrage collectif, c’est d’une véritable recherche collective qu’il s’agit. Les auteurs ont en effet tous ensemble joué le jeu de l’échange, de l’entraide et de la maturation et ils ont su mettre leurs compétences respectives au service du thème commun. Cette qualité d’engagement et d’humilité de chacun signe le véritable esprit de recherche qui a animé ce projet et explique, par delà la variété des apports, l’unité de ce livre.

L’élaboration de cet ouvrage a ainsi été une véritable aventure tant intellectuelle qu’humaine. Une aventure qui ne pouvait qu’être commune tant le sujet dépassait les forces d’un seul, et requérait l’intelligence et les compétences de tous. Les soutiens ont été multiples qui lui ont permis de voir le jour. Ce livre a été parrainé par ceux qui font et pensent le droit au plus haut niveau. Puisse la générosité, la diversité et la richesse des apports dont il est constitué soutenir le concept de “force normative” dans l’accomplissement de sa destinée doctrinale et pratique, si la communauté des juristes en sent l'intérêt comme celle de ses auteurs l'a perçu.

 

I. DU THÈME DE “LA FORCE NORMATIVE” 

Ce thème est sous-tendu par un curieux paradoxe : à la fois évocateur et familier pour les juristes du temps présent, il s’avère pourtant totalement inexploré en tant que tel par la doctrine. Comme s’il nommait une réalité que chacun perçoit intuitivement et invitait à lui donner corps technique et consistance conceptuelle.

- Un thème familier. Un rapide survol du sommaire suffit à convaincre que c’est manifestement un thème qui “parle” aux juristes et ce, quelle que soit leur spécialité[1]  et leurs centres d’intérêts. Et à observer l’originalité des propositions, que ce soit dans leur intitulé ou dans leur problématique, c’est également un thème qui semble appeler une certaine audace.

Mais qu’on ne s’y trompe pas : ce n’est pas parce que c’est un sujet que l’on “sent” intuitivement et sur lequel personne n’a demandé d’éclaircissement préalable pour faire sa proposition de contribution[2], que pour autant tous les juristes entendent la même chose par cette expression de “force normative”. Au contraire, on peut d’ores et déjà le pressentir, mais il faudra attendre la réunion de toutes les contributions, et le temps de leur synthèse, pour le vérifier, chacun en a une compréhension qui lui est propre, dans son domaine et sur son sujet.

- Un thème inexploré. Bien que ce thème soit évocateur, et c’est là que réside le paradoxe qui l’anime, il n’a jamais fait, en lui-même, l’objet de recherches doctrinales[3].  Ainsi, l’expression “force normative” n’apparaît dans aucun intitulé d’ouvrage[4] en langue française, ni dans les banques de données générales[5] et de doctrine juridique[6]. Aucun ouvrage collectif, essai ou colloque, ni aucune thèse ne lui a été consacré et aucun article n’a pour objet l’approfondissement de ce thème de la “force normative”. En revanche, lorsqu’on entre, dans ces mêmes banques de données, les expressions “force du droit” ou “force de la règle de droit”, on obtient des références en nombre sur la force obligatoire ou la force contraignante.

Une expression depuis peu dans l’air du temps[7]

 

II. DE L’INTÉRÊT DU SUJET DE LA “FORCE NORMATIVE”

De l’intérêt de l’expression “force normative”. Il est incontestable que si l’on assimile la “force normative” à la “force obligatoire”, l’expression ne présente aucun intérêt particulier. Elle n’ajoute rien, et ne fait que redire avec un autre adjectif. Autant dire qu’elle ne serait alors porteuse d’aucun véritable sujet de recherche.

En revanche, si on perçoit la nuance possible entre les deux, l’expression “force normative” peut être utilisée à bon escient, là où celle de “force obligatoire” serait tout à fait inadéquate. Par exemple, on peut traiter, sans que cela ne choque aucun juriste de “la force normative des directives non transposées[8], alors qu’on ne saurait légitimement évoquer la force obligatoire desdites directives. On peut aussi tout à fait évoquer “la force normative des lignes directrices en droit de la concurrence[9], tout en précisant qu’elles ne sont pas dotées de force obligatoire[10]. Ou bien encore “la force normative d’une recommandation”[11]. Et on pourrait multiplier les exemples. C’est qu’en effet, intuitivement, nombreux sont les juristes contemporains qui perçoivent le caractère plus  large et inclusif de cette expression. Le nombre et les intitulés des contributions à cet ouvrage en témoigne.

De l’intérêt intuitif de l’expression, à l’hypothèse de l’intérêt conceptuel et pratique de la “force normative”. Une chose est de sentir intuitivement que l’expression “force normative” est plus large, plus riche que celle de “force obligatoire”; autre chose est d’y voir un concept opérationnel, utilisable par les juristes (législateur, avocats, juges, praticiens en général, universitaires, ...). Un concept qui soit un véritable outil de décodage des normes contemporaines, qui fournisse une grille de lecture et de mesure de leur normativité. Autrement dit un concept capable de rendre compte de manière fine et différenciée de la complexité actuelle des normes juridiques.

Tel est le défi qu’ont tenté de relever, chacun à leur manière, dans leur domaine et sur le thème qu’ils ont choisi, les auteurs de cet ouvrage. Et c’est de la lecture et du rapprochement de leurs travaux qu’a jaillie l’évidence de son sous-titre : c’est bien en effet à la “Naissance d’un concept” que l’on assiste en parcourant ce livre. Non pas un de ces vagues et improbables concepts qui pourrait seulement régaler quelques théoriciens du droit épris de complexité. Mais un concept bien enraciné dans l’observation du phénomène juridique contemporain où, à en croire la cinquantaine[12]  de propositions de contributions qui ont été honorées, les manifestations de la “force normative” sont légion.

La force normative au delà des frontières disciplinaires.

La force normative, entre théorie du droit et pratique juridique

 

III. DES TROIS TERMES DU SUJET

Il ne s’agit pas ici de donner une définition ou une délimitation des termes du sujet, ce qui reviendrait à borner et donc à exclure, et ne serait pas compatible avec la liberté de recherche de chacun. Il s’agira plutôt d’une évocation des trois termes du sujet, en les prenant à rebours, car paradoxalement c’est le premier et le plus insignifiant en apparence, l’article “la”, qui pose peut-être le plus question.

1) L’adjectif “normative”

2) Le substantif “force”

- La force en droit

L’usage du terme “force” dans le langage des juristes.

Le terme “force” dans les dictionnaires juridiques.

- La force au delà du droit

Le terme “force” au delà du droit.

En physique, les quatre forces fondamentales

En météorologie marine, la force du vent, selon l’échelle de Beaufort

En psychanalyse

-       La “force en soi”

-       La force, comme une qualité

-       La force, comme un degré

-       La force, comme une énergie, une puissance[13] agissante

 

3) L’article “la”.

IV. DE LA PROBLÉMATIQUE GÉNÉRALE DE L’OUVRAGE

S’agissant d’un concept neuf, non exploré en tant que tel par la doctrine, la “force normative” soulève bon nombre de questions. Les nombreux échanges informels entre les auteurs de ce livre ont permis d’en identifier sept principales auxquelles les contributions de ce livre vont chercher à apporter des éléments de réponse que la synthèse se devra de relier.

1) Force de la norme et / ou force sur la norme ? Quelle signification donner à l’expression “force normative”, au sens de quel est son objet, sur quoi porte-t-elle ?   Dans une acception première, qui est celle de la majorité des contributions, à en juger par les intitulés proposés, elle semble désigner la force de la norme elle-même. Mais dans une acception plus large, retenue par quelques contributeurs, la force normative pourrait être aussi la force exercée sur la norme, généralement déclinée au pluriel. Ce sont les forces qui créent, façonnent, influencent, infléchissent la norme[14], celles que Georges Ripert[15], dénommaient les “forces créatrices du droit”.

2) Force normative stricto ou largo sensu ? Quelle délimitation donner à un éventuel concept de “force normative”? Pourrait-on déduire de la question qui précède que le concept de force normative peut se comprendre largo sensu et inclure ces deux forces de et sur la norme ? Si oui, où résiderait alors son unité ?

Force normative juridique et force normative “méta-juridique”. Si la force normative n’est pas nécessairement juridique, comme la force des normes éthiques par exemple[16], peut-elle cependant exercer une influence sur le droit ? Y a-t-il une ou plusieurs spécificités de la force normative en droit ? Si oui, laquelle, lesquelles ? Plus largement encore, y aurait-il un intérêt à distinguer entre “force normative” et “normativité”?

Force normative et expressions juridiques voisines. Y a-t-il lieu de distinguer clairement la force normative des “forces créatrices du droit”, au sens donné à cette expression par G. Ripert, de forces en amont qui influencent l’existence et le contenu de la norme juridique ? Ces forces sociales ne sont-elles que créatrices ou bien continuent-elles à exercer un rôle sur la force de la norme ensuite ? Y aurait-il un intérêt à distinguer la force normative de la “valeur normative” ou de la “portée normative” ?

Y aurait-il lieu également de distinguer le pouvoir normatif, ou mieux normateur, celui de l’émetteur pour créer des normes, de la force de la norme elle-même ? Peut-on établir des liens entre ce pouvoir normateur (fort ou faible) et la force de la norme ? Observe-t-on des distorsions entre les deux ?

3) Facteurs, indicateurs et origine de la force normative ? D’où vient-elle ? Qu’est-ce qui la révèle ? D’un point de vue technique, nombre des juristes répondraient sûrement que la norme tire sa force de la compétence son auteur, de la légitimité de sa source et la nature de l’instrument qui la porte. Mais la loi elle-même n’est pas toujours dotée d’une force à la hauteur de ses origines[17]. De l’intention, de la volonté de l’auteur de la norme alors ? De la manière dont est rédigé, formulé le texte qui l’énonce ? Ou bien également de l’interprétation qu’en donne le juge[18]? De la réception qu’en font ses destinataires ? Du ressenti qu’ils ont de sa force ? Autrement dit, cette force normative est-elle uniquement ou principalement initiale ou bien peut-elle aussi s’acquérir ? Comment ? Par quels processus ? Qu’est-ce qui confère de la force à une norme ?

Et d’un point de vue fondamental et philosophique, qu’est-ce qui justifie et explique la force de la norme juridique ? Question immense du ou des fondement(s) de la force normative[19].

4) La force normative se réduit-elle à la force obligatoire ? De toute évidence, le droit a partie liée avec la force[20], que ce soit pour ses destinataires, pour les sujets de droit, pour les juristes ou encore les philosophes[21], les sociologues, etc.  Le terme “force” est d’ailleurs omniprésent dans le vocabulaire juridique : force obligatoire bien sûr, mais aussi force contraignante[22] , force exécutoire, force décisoire, force de chose jugée, force probante, force publique, etc. Autant de forces “techniques” bien familières aux juristes[23].

Mais il en est aussi d’autres, moins familières techniquement et néanmoins présentes et puissantes en droit : la force interprétative des circulaires ou des directives administratives[24], la force des directives européennes non encore transposées[25], la force effective de recommandations d’autorités administratives indépendantes[26],  la force symbolique[27]  des lois mémorielles, la force morale des positions de certaines autorités[28], la force de répétition des modèles-types, des formules[29] ou des guides[30], la force de l’habitude qui sous-tend les usages et plus largement les normes spontanées[31], la force dissuasive de la norme pénale[32], la force persuasive de certaines lignes directrices[33], la force optionnelle des normes facultatives[34]  la force d’inspiration des propositions, doctrinales[35] ou non[36], ou encore de simples voeux[37] ou des “droits à”[38]  et la liste pourrait sans nul doute s’allonger encore.

Ainsi des instruments de plus en plus nombreux (ou bien certaines dispositions d’instruments eux-mêmes obligatoires, comme les articles 1er de certaines lois[39]), sans être obligatoires juridiquement ab initio, sont parfois dotés d’effets susceptibles de se révéler a posteriori : de manière effective, ils modèlent les comportements des acteurs, ils inspirent l’interprétation des juges, ils guident l’action des fonctionnaires, ils exercent une pression sur le législateur et orientent les choix normatifs... Ils constituent, à leur manière des instruments de référence, autrement dit des normes.

Leurs effets seraient-ils l’expression d’une autre force que la force obligatoire ? Une force qui se manifesterait sur le “terrain” et pourrait se jauger aux effets réellement produits par la norme ? La force, si elle n’était pas seulement inhérente au caractère obligatoire de l’instrument, pourrait-elle provenir de la réception de la norme par ses destinataires, de l’interprétation de la norme par le juge ? Existe-t-il des décalages possibles entre la force normative d’un instrument selon les juristes, et la perception normative qu’en ont ses destinataires ? La force est-elle une caractéristique conférée une fois pour toutes en raison de la noblesse de l’instrument (force obligatoire de la loi) ou peut-elle se conquérir ? Peut-elle se perdre (désuétude) ou au contraire s’acquérir ?

L’expression “force normative” est-elle plus large que celle de force obligatoire, au point de pouvoir embrasser ces autres types de forces ?

Sitôt entrouverte la porte de la force, des forces du droit et de ses normes, les questions affluent, des plus pointues sur un plan technique aux plus amples  sur le plan théorique. Notre recherche se propose de les éclairer au travers d’instruments traditionnels ou tout récents, dans toutes les disciplines juridiques : théorie du droit, histoire du droit, droit européen et international public[40] et privé[41], droit constitutionnel[42], droit administratif, droit de l’environnement[43], droit des obligations[44], droit des assurances[45], droit pénal[46], droit du travail[47], droit des affaires[48], droit de la propriété intellectuelle, droit des modes alternatifs de règlement des conflits[49], et même droit canonique[50].

5) Comment la force normative se manifeste-t-elle ? Si la force normative ne se réduit pas à la seule force obligatoire de la norme, quelles sont ses autres manifestations ? En quoi d’autres forces de la norme juridique, comme les forces incitative, dissuasive, morale, symbolique, sont-elles ou non normatives ? En quoi modèlent-elles ou ont-elles vocation à modeler les conduites ? Peut-on distinguer entre des forces latentes et des forces manifestées ? En quoi sont-elles ou non juridiques ?

6) La force normative est-elle susceptible de degrés ? Autrement dit est-elle un état, qui existe ou pas, ou bien une qualité, plus ou moins intense de la norme, susceptible de graduation ?

7)  Et si elle est susceptible de degrés, la force normative peut-elle être mesurée ?Tout comme il existe une échelle de mesure empirique de la force du vent, serait-il possible de mettre au point une échelle de mesure des degrés de la force normative, fondée sur l’observation des effets produits pas la norme ? Et si oui, quels éléments d’observation, quels critères pertinents faudrait-il retenir ? Alors que ceux de l’échelle de Beaufort, qui permettent de mesurer la force du vent, sont liés aux perceptions sensorielles[51], peut-on découvrir des critères aussi précis et fiables, voire plus objectifs, pour la force des normes juridiques ?

Enfin, pourrait-on faire nôtre en tant que juristes cette observation du scientifique Henri Poincaré, qui relativise l’importance de la définition de la force, au profit de celle de sa mesure : “Quand on dit que la force est la cause d’un mouvement, on fait de la métaphysique, et cette définition, si on devait s’en contenter, serait absolument stérile. Pour qu’une définition puisse servir à quelque chose, il faut qu’elle nous apprenne à mesurer la force ; cela suffit d’ailleurs, il n’est nullement nécessaire qu’elle nous apprenne ce que c’est que la force en soi, ni si elle est la cause ou l’effet du mouvement[52].

 

IV. DES OBJECTIFS DU PROJET DE RECHERCHE

Tel le peintre[53] japonais Hokusai nous donnant, par ses 36 vues[54], à contempler le Mont Fuji chaque fois différent, dans sa forme et sa couleur, selon l’angle choisi et selon le temps du jour et la saison, différent et pourtant toujours le même, ce que l’on cherche ensemble, et selon le thème de contribution de chacun, c’est à donner à voir et à comprendre la force normative dans ses diverses qualités et intensités pour peut-être tenter d’en pressentir l’unité sous-jacente. C’est aussi à étudier la force normative dans ses différentes manifestations en droit, et la grande diversité des objets choisis par les contributeurs va en ce sens. C’est encore à identifier, décrire et différencier différents types de forces. C’est enfin à éclairer la dynamique des forces entre elles, leurs rapports, leur évolution, leur intensification ou au contraire leur affaiblissement. Donc à étudier la force normative en elle-même, en tentant d’en préciser le concept, et pourquoi pas, en commençant à en dégager la notion juridique avec des éléments de régime précis et opératoires.

Il ne s’agit là que de questions ouvertes, nécessairement incomplètes, à explorer chacun et ensemble. Formons le voeu que cette exploration personnelle et cette aventure collective autour de la force normative apporte à chacun de nous, pour ses propres recherches, ainsi qu’à l’ensemble des contributeurs et à la communauté des juristes, des découvertes qui serviront notre compréhension du droit et son évolution.

 

Catherine Thibierge

1er mars 2009



[1]  Toutes les branches du droit semblent en effet traversées par ce thème.

[2]  Jusqu’aux minutes précédant la présentation du projet, le 4 juillet 2008, où deux collègues m’ont posé la question du sens des termes du sujet.

[3] Encore plus étonnamment, il en va de même, bien que dans une moindre mesure, pour le terme “force”. Ainsi en fin d’élaboration du “dictionnaire de la culture juridique”, de D. Alland et S. Rials, une liste de termes restés “en déshérence” selon l’expression de F-X. Testu, a été soumise aux auteurs ; parmi eux, le terme de “force” qui n’avait retenu l’attention d’aucun d’eux dans un premier temps, et qui a finalement été traité par F-X. Testu et G. Lardeux.

[4] Alors que l’expression “force du droit” est relativement souvent utilisée dans les intitulés d’ouvrages et d’articles : J. FLACH, Le droit de la force et la force du droit, Paris, Recueil Sirey, 1915 ; P. BOURETZ (dir.), La force du droit, Panorama des débats contemporains, Ed. Esprit, Série Philosophie, Paris, 1991; G. LABRECQUE, La force et le droit. Jurisprudence de la Cour internationale de justice, Bruylant, juin 2008 ; P. BOURDIEU, La force du droit, Eléments pour une sociologie du champ juridique, Actes de la Recherche en sciences sociales, n°64, sept. 1986.

[5] Aucune occurrence dans Electre,  la base de données bibliographiques des ouvrages parus, jusqu’en juillet 2008.

[6] Aucune référence d’ouvrage et encore moins de thèses comportant cette expression dans les bases de données juridiques, tel que le Doctrinal et Docthèses.

[7] Si l’émergence de l’expression paraît récente en langue française, elle est plus ancienne en langue allemande. V.  JELLINEK “die normative Kraft des Faktischen”, cité au mot Force,  par F-X. TESTU et G. LARDEUX, Dictionnaire de la culture juridique, D. Alland et S. Rials (dir.), Lamy / Puf 2003, p.739, 2è col. Cf supra, dans cette introduction, I in fine.

[8] Thème de la contribution de R. BOFFA. 

[9] Thème de la contribution de C. VINCENT, “La force normative des communications et lignes directrices en droit européen de la concurrence”.

[10] Note de M. MALAURIE-VIGNAL, préc.

[11] Article de J-P. GRIBEAUVAL, préc. Contribution d’A. ZARCA, “La force normative des recommandations de la Halde”.

[12] 48 exactement, sans compter les préfaces et postfaces.

[13] Sens 8 à 14 du Larousse.

[14] V. par ex., sur la question de “la force normative des groupes d’intérêt”, M. MEKKI.

[15] G. RIPERT, Les forces créatrices du droit, LGDJ 1955, p.80 n°28, qui les définit comme “toutes les forces sociales qui entrent en lutte pour (la) création” de la règle de droit.

[16] V. par ex., A. CHEYNET de BEAUPRE et F. DREIFUSS-NETTER, contrib. préc.

[17] F. BRUNET, contrib. préc.

[18] Sur le juge et la force normative, v. les préfaces de MM. CANIVET et COSTA, ainsi que la contribution de V. SIZAIRE, “La force normative de la loi à l'épreuve de l'affaiblissement de l'autorité juridictionnelle du pouvoir judiciaire”.

[19] Sur  cette question, v. E. NICOLAS et C. SINTEZ,  contrib. préc. Eg. pour la norme pénale,  G. BEAUSSONIE, “Prolégomènes à l'étude de la force normative de la loi en droit pénal contemporain”.

[20] Sur les liens entre force et droit, Dictionnaire de la culture juridique, Force, F-X. TESTU et G. LARDEUX,  préc.

[21]  Force de loi, J. DERRIDA, Galilée, 1994 ; La force du droit, Panorama des débats contemporains, P. BOURETZ (dir.), Esprit, Paris, 1991.

[22] Pour une déconstruction de la contrainte, v. le libre avant-propos de P. AMSELEK, “Autopsie de la contrainte associée aux normes juridiques”.

[23] Mais, bien que familières, elles peuvent encore nous interroger : la force obligatoire s’identifie-elle à la force contraignante ? Et la force contraignante à la force coercitive ?  La force obligatoire est-elle toujours assortie de force contraignante ?  V. sur la première de ces questions, C. GROULIER, “La distinction de la force contraignante et de la force obligatoire des normes juridiques. Pour une approche duale de la force normative”.

[24] Sur cette question, P. SERRAND, contrib. préc.

[25] Sur cette question, R. BOFFA, contrib. préc.

[26] Celles de la Haute Autorité de santé, P. LOISEAU, contrib. préc., ou celles de la Halde, A. ZARCA, contrib. préc.

[27] “De la force symbolique du droit”, P. NOREAU.

[28] Comme le Conseil consultatif national d’Ethique. V. A. CHEYNET de BEAUPRE et F. DREIFUS-NETTER, contrib. préc. ; M. MHAMDI, contrib. préc.

[29] V. pour “la force normative de la formule notariale en droit”, V. CHERITAT.

[30] Guide de bonnes pratiques, P-Y. CHARPENTIER, ou guide d’aide aux justiciables, A. DEZALLAI .

[31] P. DEUMIER, Le droit spontané, Economica, 2002.

[32] V. sur cette question, voir les contributions d’A. GATTINO, “La force dissuasive des sanctions de la contrefaçon de marque”, et de J. LEROY, “La force dissuasive de la norme pénale de fond”.

[33] Sur “la force normative des communications et lignes directrices en droit européen de la concurrence”, C. VINCENT.

[34] P. DEUMIER, “La force normative optionnelle”.

[35] Sur la force normative du rapport Catala, C. SINTEZ.

[36] Sur “La force normative des propositions de la commission départementale de la coopération intercommunale”, F. EDDAZI.

[37] Sur “La force normative des voeux des conseils municipaux”, S. DUROY .

[38] E. JAULNEAU, “La force normative des « droits à »: le prisme du droit au logement opposable”.

[39] Sur “La force normative de la loi d’après la jurisprudence du Conseil constitutionnel”, F. BRUNET.

[40] “D’un degré de la force normative : la force impérative en droit international public”, H. PICOT.

[41] “Les lois de police en droit international privé : une force super-impérative”, A. AUDOLANT.

[42] F. BRUNET, contrib. préc.

[43] “La force normative des principes environnementaux, entre droit de l’environnement et théorie générale du droit”, M. BOUTONNET; “La force normative d’un avant-projet et la force normative de son émetteur : unité ou dissociation ? L'exemple de l'avant-projet de Convention sur la diversité biologique  présenté par l'UICN”, A. POMADE.

[44] “La force normative des principes de droit européen du droit de la responsabilité civile”, L. NEYRET.

[45] “La force normative de l’article 1964 du code civil”, M. ROBINEAU.

[46] V. les contributions de G. BEAUSSONIE, A. GATTINO et J. LEROY.

[47] “La force normative des instruments adoptés dans le cadre de la responsabilité sociale de l’entreprise”, E. MAZUYER ; “La force normative de l’Accord nationale interprofessionnel du 11 janvier 2008 sur la modernisation du marché du travail”, N. MOIZARD.

[48] “La force d’attraction économique du droit”, C. CHARLOTTON ; “Force normative : expérience cyclotronique sur des statuts-types de société”, T. MASSART;  “La force normative des communications et lignes directrices en droit européen de la concurrence”, C. VINCENT.

[49] “Les forces de la médiation. Variations libres”, N. DION ; “Force normative et exécution de la sentence arbitrale”, G. LE BRETON.

[50] “Libres propos sur la force normative de la loi canonique”, S. LEBRETON-DERRIEN.

[51] Perceptions visuelles (ex : à force 0, la mer est comme un miroir et la fumée monte verticalement) ; perceptions tactiles (ex : à force 2, on sent le vent sur la figure) ou perceptions auditives (ex : à force 6, on entend siffler le vent).

[52] H. POINCARÉ, La Science et l’Hypothèse, éd. Flammarion, p.120.

[53] Ou tel le philosophe cherchant à démultiplier les perspectives. “La tâche : voir les choses telles qu’elles sont ! Le moyen : les contempler par des centaines d’yeux à travers de nombreuses personnes !” F. NIETZSCHE, Oeuvres posthumes, p.68 § 113.

[54] Devenues 46, à la demande de son éditeur compte tenu du succès des premières ; puis cent vues du Mont Fuji, publiées en deux volumes, en 1834 et 1835. Rapp. G. PIGNARRE, Forces subversives et forces créatrices en droit des obligations, Dalloz 2005, n°1 p.2, qui à propos de la force, écrit : “(...) pour mieux la connaître peut-être n’est-il pas de meilleur moyen que de multiplier non pas les théories mais les points de vue”. A la différence du présent ouvrage, principalement centré sur la force de la norme, celui dirigé par Geneviève Pignarre traite des  forces au pluriel, celles qui agissent en  amont de la norme et du droit et s’exercent sur eux.


 

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